Une année inaugurale sous le signe du répertoire : 1875 au Palais Garnier

Façade principale du Palais Garnier

En ce 5 janvier 1875, l’Académie nationale de musique prend possession de son nouvel écrin : le somptueux Palais Garnier, temple de l’art lyrique et chorégraphique, conçu pour éblouir. Mais derrière l’éclat de cet édifice, Olivier Halanzier-Dufresnoy, directeur en exercice, sait qu’il hérite d’une institution marquée par des bouleversements récents. Cette première saison, jalonnée de reprises d’œuvres majeures du répertoire, est ainsi un miroir des défis et des ambitions qui animaient l’Opéra de Paris à cette époque. Embarquez pour un voyage sonore au cœur de l’année 1875 !

Une maison aux destins contrariés

Avant de s’élever triomphalement sur le boulevard des Capucines, l’Opéra occupait la salle Le Peletier, un théâtre à l’histoire tumultueuse : c’est là, en 1858, que Napoléon III échappa de peu à un attentat. Cet épisode persuade le pouvoir impérial de construire un nouvel opéra, à la fois plus sûr et plus prestigieux. Le chantier démarre en 1860 sous la direction du jeune architecte Charles Garnier, mais il sera marqué par des défis incessants : effort de guerre, changements de régimes, crises financières, et surtout un incendie en 1873 qui réduit la salle Le Peletier en cendres, laissant l’Académie de musique orpheline. 

Or les flammes emportent bien plus qu’un bâtiment : costumes, décors, archives… tout un patrimoine matériel disparaît. L’Opéra trouve alors refuge dans la modeste salle Ventadour, ancien siège du Théâtre Italien, dans laquelle la première scène lyrique de France ne peut que se sentir un peu à l’étroit. Une fois la construction du Palais Garnier terminée, c’est donc avec une certaine gravité que l’on aborde cette première saison, entre résilience et espoir d’un nouveau départ.

Halanzier, bâtisseur de l’art républicain

Oliver Halanzier-Dufresnoy est nommé directeur de l’Académie nationale de musique en 1871 après le départ d’Émile Perrin, connu pour avoir ouvert le répertoire de l’Opéra à des œuvres audacieuses, parfois en rupture avec la tradition. Tannhäuser, Don Carlos, La Reine de Saba... Sous Perrin, l’opéra avait su prendre des risques, parfois avec éclat, parfois avec fracas.

Homme de théâtre aguerri, Halanzier intervient également à un autre moment charnière : la transition entre l’Empire déchu et la République naissante. C’est sous Napoléon III que l’Académie impériale de musique, institution phare du régime, entame la construction du Palais Garnier, mais c’est la Troisième République qui l’achève et l’inaugure en grande pompe en janvier 1875. Halanzier est donc également l’homme de la transition politique, et le seul témoignage qui nous reste d’ailleurs de ses choix artistiques et administratifs n’est rien d’autre qu’une adresse aux députés du jeune nouveau régime. 

Le Palais Garnier désormais achevé, il reste donc encore beaucoup à (re)construire : l’institution est fragilisée par la perte de son patrimoine dans les flammes, menacée par un équilibre financier précaire, et désormais orpheline des fastes impériaux…

Une saison lyrique dans l’écrin du Palais Garnier

Cette première saison se distingue ainsi par une programmation de répertoire soigneusement choisie, visant notamment à profiter de l’affluence exceptionnelle de cette première saison pour reconstituer les décors et costumes détruits, tout en consolidant les fondations artistiques de l’Opéra. Pas une seule création au programme et pourtant, un bénéfice net de 631 564 francs !

En ouverture, La Muette de Portici d’Auber (pistes 1-2), ouvrage fondateur du grand opéra français, évoque les révolutions passées et traduit à elle seule les bouleversements politiques qui marquent cette institution. En complément des Huguenots de Meyerbeer (pistes 3-5), autre monument du genre, et de La Juive d’Halévy (pistes 6-7), l’Opéra affirme ainsi sa fidélité à une tradition lyrique nationale puissante.

Maquette par Charles Cambon, Les Huguenots représenté au théâtre de l'Opéra (salle Garnier) le 24 avril 1875

Halanzier met également à l’honneur les compositeurs étrangers qui ont marqué la scène parisienne. Guillaume Tell de Rossini (pistes 8-10) et La Favorite de Donizetti (pistes 11-13), rappellent ainsi l’attrait qu’exerçait Paris sur les Italiens du XIXe siècle. Don Giovanni de Mozart (pistes 14-16), présenté en français comme le voulait la coutume (piste 17), témoigne quant à lui de la volonté de consolider un répertoire durable, faisant la part belle à des œuvres centenaires comme aux plus contemporaines.

Maquette par Edouard Despléchin, Don Giovanni de Mozart représenté au théâtre de l'Opéra (salle Garnier) le 29 novembre 1875

Cette programmation ne se contente pas de célébrer le passé. Avec Faust de Gounod (pistes 18-20), enrichi d’un ballet spectaculaire, La Nuit de Walpurgis (piste 21), ou encore Hamlet d’Ambroise Thomas (pistes 23-25), Halanzier confirme l’évolution esthétique d’un opéra français en quête de nouvelles expressions, entre spectacle grandiose et introspection. 

L’art chorégraphique à l’honneur

Maquette de costumes par Albert Alfred, La Source, 1866

Le ballet s’impose également comme un pilier de cette saison inaugurale. Coppélia, tendre comédie chorégraphique d’Arthur Saint-Léon inspirée d’un conte d’Hoffmann (pistes 26-28), incarne à merveille le romantisme finissant, et ses scènes lumineuses et pleines d’humour trouvent dans le Palais Garnier un écrin idéal. Mais c’est La Source, ballet de Delibes et Minkus (pistes 29-32), qui prend une place singulière dans cette saison.

Fait curieux, La Source a rapidement disparu des scènes françaises, avant de renaître bien plus tard, en 2011, grâce à la reprise de Jean-Guillaume Bart, Christian Lacroix et Éric Ruf. Peut-être un miroir de la vitalité de l’Opéra de Paris, cette maison pluriséculaire qui, telle un phoenix, n’a jamais cessé de renaître de ses propres cendres…

Une excellence au prix de la prudence

Conscient des défis financiers qui pèsent sur l’institution, Halanzier adopte donc une gestion pragmatique et évite les risques d’une politique de création trop audacieuse. Se méfiant des dépenses imprudentes, il ne peut qu’anticiper les probables baisses de subvention, et il sait mieux que personne, pour avoir vécu l’incendie de 1873, qu’un malheur est bien trop vite arrivé. D’autant plus que Halanzier redoute que l’affluence inédite des débuts au Palais Garnier, suscitée par l’émerveillement architectural, du bassin de la Pythie d’Adèle d'Affry au sous-sol à l’Apollon avec la Musique et la Poésie d’Aimé Millet couronnant la toiture, ne soit qu’un feu de paille…

Bassin de la Pythie sous l'escalier d'honneur, sculpture d’Adèle d'Affry

Mais cette rigueur ne l’empêche pas de cultiver une vision ambitieuse, résumée par ses propres mots : « La pompe théâtrale, l'exécution de nos chefs-d'œuvre aussi complète que possible, et enfin le respect des traditions qui ont fait et qui font encore de l'Opéra, quoi qu'on en dise, le premier théâtre du monde. »

Fidèle à cette mission, le directeur démontre qu’équilibre financier et excellence artistique ne sont pas incompatibles. Amoureux des voix, c’est lui qui introduit à Paris la soprano Adelina Patti, étoile montante qui deviendra une légende. Ce sont également tous les grands compositeurs du siècle qu’il honore, de Rossini à Gounod en passant par Meyerbeer, tous dans des mises en scène grandioses, dignes de ces illustres patronymes.  

Une création monumentale

Façade illuminée du Palais Garnier

Mais finalement, s’il n’y a pas de création lyrique marquante en 1875, une autre, plus monumentale, domine cette saison : le Palais Garnier lui-même. Conçu comme le joyau de la couronne du nouveau Paris du baron Haussmann, ce chef-d’œuvre architectural demeure aujourd’hui l’un des lieux les plus chéris des amateurs d’opéra et de danse du monde entier.

Photographie :

Maquettes de décors et de costumes ©BnF.

Visuels de la façade et Intérieur du Palais Garnier ©Brodbeck & de Barbuat

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