Entretien avec Valentine Colasante

Valentine Colasante © Elodie Daguin

Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez ressenti une connexion profonde avec une œuvre musicale ?

  

Oui, ce souvenir est étroitement lié à ma découverte du ballet, à travers les œuvres de PiotrIlitch Tchaïkovski. Très tôt, mes parents m'ont fait découvrir les grands ballets du répertoire - sur cassettes vidéo à l'époque : La Belle au bois dormant, Le Lac des cygnes, Casse-Noisette...

Maintenant que j’ai eu la chance d’interpréter ces chefs-d’œuvre sur scène, je mesure d’autant plus la puissance de leur musique, la façon dont elle dialogue à merveille avec la danse. Tchaïkovski demeure l’un de mes compositeurs favoris pour le ballet classique. Je m’interroge toujours : comment une seule personne a-t-elle pu créer une telle variété de mélodies ? Cela peut sembler convenu, mais c’est bien avec lui que tout a commencé pour moi.

Est-ce cette connexion entre musique et danse qui a éveillé votre intérêt pour le ballet ?

Exactement. Je pense que ma passion pour la danse est intrinsèquement liée à cette rencontre fondatrice entre mélodie et mouvement. Ce sentiment d'harmonie a, sans aucun doute, accéléré et renforcé mon choix de me tourner vers cet art en particulier.

Avez-vous retrouvé cette harmonie entre musique et danse lors de vos premières années à l’École de Danse ?

Durant les premières années à l’École de Danse, l’apprentissage est très structuré. Les cours sont accompagnés au piano. Cette approche est nécessaire à l'acquisition des bases pour le danseur. C’est seulement plus tard, avec les premiers spectacles de l’École, lorsque l’on commence à se produire sur scène en spectacle, que je me suis reconnectée à la richesse orchestrale, la dimension symphonique qui était à la source de mes premières émotions face aux grands ballets.

Lors de ma première de Sylvia, il y a quelques jours, ce sentiment d’être porté par une musique vivante était pleinement présent. J’avais répété pendant plusieurs semaines au piano, et soudain, avec l’orchestre, tout a pris sens. C’est toujours un moment magique.

En dehors de votre pratique professionnelle, la musique occupe-t-elle une place importante dans votre vie quotidienne ?

La musique a toujours été très présente dans ma vie, en grande partie du fait de mon environnement familial. Mon père est musicien de jazz, et c'est une influence qui persiste aujourd'hui. Le jazz m’aide à m’aérer l’esprit, le classique me ramène souvent à une forme de concentration intérieure. J'aime aussi explorer des univers sonores différents, sans m’imposer de barrières de genres. Nous avons un accès immédiat à une immense diversité d’artistes et de répertoires désormais. Je me laisse volontiers surprendre !

En dehors de Tchaïkovski, y a-t-il une figure artistique, musicale ou non, qui vous a particulièrement marquée durant votre enfance et qui continue encore aujourd’hui de vous inspirer ?

Je pense immédiatement à Frédéric Chopin, dont l’œuvre m’accompagne depuis l’enfance. C’est le compositeur que je connais le mieux : j’ai tant écouté sa musique, et pourtant, elle ne cesse de me surprendre. Il y a dans son œuvre quelque chose qui résonne profondément en moi. J’ai eu l’opportunité de danser sur du Chopin dans In the Night de Jérôme Robbins, c'était une expérience exceptionnelle.

Cette affinité musicale nourrit aussi mes rêves de danse. Par exemple, je n’ai pas encore eu l’occasion d’interpréter le rôle-titre dans La Dame aux camélias de John Neumeier. Ce ballet met parfaitement en lumière la richesse émotionnelle de la musique de Chopin. C’est un véritable chef d’œuvre de notre répertoire, aussi pour la manière dont la musique et la danse y dialoguent.

En 2018, vous avez été nommée danseuse Étoile à l’issue d’une représentation de Don Quichotte de Noureev. Quels effets cette consécration a-t-elle eu sur votre carrière, mais aussi sur votre manière d’envisager votre métier ?

La nomination est effectivement une consécration. Elle représente à la fois l’aboutissement de nombreuses années de travail et une forme de reconnaissance artistique. Avec le recul de ces quelques années passées, je dirai que ce titre m’a permis de me projeter plus clairement dans l’avenir. J’ai eu la chance d’être nommée relativement jeune, ce qui m'a donné la perspective d’une longue carrière d’Étoile au sein de cette Maison. C'est une opportunité rare et précieuse, mais aussi une responsabilité.

Lorsqu’on entre dans le Corps de Ballet, on apprend à respirer à l’unisson. Paradoxalement, à mesure qu’on accède à des rôles solistes, on renoue avec ce qui fait notre identité propre. La nomination est donc aussi en ce sens une libération. Chaque jour, j’essaie de puiser au plus profond de moi ce que j’ai envie d’exprimer sur scène, dans ce qu’il y a de plus singulier et de plus intime. C’est au cœur de mon engagement artistique.

Avant même votre nomination en 2018, vous aviez déjà traversé une grande diversité d’esthétiques, entre répertoire classique et créations contemporaines. En quoi cette pluralité d’expériences a-t-elle influencé votre style et votre manière de danser aujourd’hui ?

J’ai en effet eu la chance, très tôt dans ma carrière, d’être sollicitée par des chorégraphes contemporains, tout en continuant d’évoluer dans le répertoire classique, notamment au sein du Corps de Ballet. Aujourd’hui encore, j’aime cette complémentarité des styles. Je sortais il y a peu d’Appartement de Mats Ek, pour me plonger aussitôt dans Sylvia de Manuel Legris. Ce va-et-vient entre les esthétiques est une immense richesse.

J’aime particulièrement travailler avec des chorégraphes. Ce sont des moments uniques d’échange humain, d’intelligence sensible dans le studio. Les créations contemporaines m’ont aussi, paradoxalement, permis de gagner en liberté dans le classique. Ce lâcher-prise, cette capacité à s’autoriser davantage, est parfois difficile à trouver en début de carrière dans l’univers très codifié des grands ballets. Mais plus on comprend tôt que chaque représentation est unique, plus on accepte l’instant présent.

Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir passer d’un langage chorégraphique à un autre, et j’espère continuer à explorer cette richesse aussi longtemps que possible.

Vous incarnez actuellement le rôle-titre dans Sylvia au Palais Garnier. Pourriez-vous nous parler de la vision artistique de Manuel Legris pour ce ballet, de son style chorégraphique, mais aussi des émotions que vous procure cette œuvre, chargée d’histoire et d’intensité ?

Sylvia est une œuvre marquante, à la fois sur le plan historique et artistique. C’est le tout premier ballet à avoir été présenté sur la scène du Palais Garnier. Il a été peu repris au fil des décennies, si ce n’est dans quelques versions, comme celle plus contemporaine de John Neumeier. Celle que propose Manuel Legris est profondément enracinée dans la tradition. Il en déploie toute la virtuosité, toute la précision stylistique, avec une richesse technique qui fait de cette version une véritable démonstration de ce que l'école française a de plus exigeant à offrir.

Le rôle-titre est extrêmement dense. Il exige une endurance considérable. Le ballet met également à l’honneur la danse masculine, dans la lignée de ce qu’a su insuffler Rudolf Noureev à l’Opéra de Paris. Je souhaitais travailler avec Manuel Legris depuis longtemps déjà. Son savoir, sa rigueur et son regard ont été une aide précieuse. Dès les premières répétitions, il nous a transmis les outils nécessaires pour aborder cette œuvre ambitieuse. Chaque prise de rôle est enrichissante artistiquement et je prendrai beaucoup de plaisir à me glisser à nouveau dans la peau de Sylvia dans quelques jours.

Vous avez déjà collaboré avec Guillaume Diop, qui incarne Aminta dans Sylvia. Le fait de vous retrouver sur scène a-t-il été une source de réconfort ou de joie particulière ?

Absolument. Il y a des partenaires avec lesquels une forme d’évidence s’impose, où il n’y a pas besoin de mots pour que l’harmonie s’installe. Il y a une fluidité dans le rapport artistique, un respect réciproque, une écoute constante, et une rigueur qui ne nuit jamais à l’ambiance en studio. Il est pour moi un partenaire de confiance et un artiste que j’admire profondément.

Pendant une représentation, que se passe-t-il pour vous intérieurement, dans cet équilibre entre l’exigence technique et l’émotion artistique ?

Avec le temps, j’ai appris à mieux me connaître, à mieux comprendre ce dont j’ai besoin pour aborder une représentation sereinement. En amont, j’ai besoin de répétitions, de repères précis afin que la technique soit parfaitement maîtrisée, presque intégrée au point de ne plus y penser. Paradoxalement, une fois sur scène, ce n’est plus la technique qui occupe mon esprit. Comme si, après tout ce travail de préparation, il ne restait plus qu’à vivre pleinement l’instant. La scène devient alors un espace de liberté, d’abandon, d’expression. Plus les années passent, plus je m’autorise à être moi, avec mes vraies émotions.

Aujourd’hui, je me sens une artiste plus libre et plus accomplie. Ce qui me guide, c’est cette connexion retrouvée avec les raisons pour lesquelles j’ai commencé la danse lorsque j’étais enfant. Ce plaisir pur, presque instinctif. On peut le perdre parfois, quand les représentations s’enchaînent, que la pression monte, que le rythme s’accélère. C’est pourtant ce qu’il y a peut-être de plus beau dans une carrière artistique. Garder le sens de ce que l’on fait. Non, la danse ne dure pas éternellement, il y a une autre vie qui nous attend après. Un nouveau départ, de nouveaux challenges. Mais tant que le dernier rideau n’est pas tombé, je savoure chaque instant avec gratitude.

Pour terminer : si vous étiez un pas de danse, quel serait-il ?

Une pirouette

Un ballet ?

Don Quichotte

Un tempo ?

Andante

Un instrument de musique ?

Un piano

Valentine Colasante © Stéphanie Slama

Photographie : Valentine Colasante © Matthieu Brookes - OnP

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