Entretien avec Huw Montague Rendall

Huw Montague Rendall © DG

Pouvez-vous nous parler de la première fois où vous avez ressenti une connexion  particulière avec une œuvre musicale ?  

La musique a toujours fait partie de ma vie. Mes deux parents sont chanteurs d'opéra, j’ai donc  grandi dans un environnement imprégné de musique. Je ne me souviens pas du moment  précis où j'ai commencé à ressentir une passion pour elle. Elle m'accompagne depuis  toujours.  

Qu'est-ce que cela signifie pour vous d’être un artiste lyrique dans le paysage  musical contemporain ?  

Les artistes n'ont jamais autant voyagé qu'aujourd'hui. Nous évoluons dans un contexte  d'une grande richesse où plusieurs cultures se rencontrent à l'occasion d'une même  production. Ici, à Paris, pour Pelléas et Mélisande, nous avons un chef d’orchestre italien, un  metteur en scène libanais… Cette diversité culturelle est une source  d'enseignements formidable.  

Notre profession est aussi unique du fait de la relation qui nous lie au public. Les choses ont  beaucoup changé avec les réseaux sociaux. Avant, les artistes étaient peut-être  plus mystérieux, plus secrets. On se découvre aujourd'hui plus « humains », plus à même de  partager notre réalité et celle du métier. 

Le chant lyrique est une forme artistique complexe. C'est ce qui fait son intérêt à mon sens  et qui justifie qu'on s'attache à la préserver. Les chanteurs d’opéra ne sont ni  exclusivement acteurs, ni exclusivement musiciens. Nous sommes une somme des deux.  Les mises en scène exigent plus d'engagement à cet endroit qu’auparavant et le jeu  est devenu une composante essentielle de la performance. C'est particulièrement motivant. 

À propos de multiculturalisme : vous avez chanté dans plusieurs opéras français, dont  Roméo et Juliette et Hamlet, deux œuvres inspirées de Shakespeare. Le français n'est  pas votre langue maternelle. Comment abordez-vous ce répertoire ?  

Du point de vue musical. Et pour apprendre à chanter une œuvre, il faut travailler à la diction,  savoir où placer les différentes formes de voyelles par exemple. 

En français, il y en a tellement ! Certaines peuvent se superposer, il y a des  voyelles nasales… C'est assez complexe (rires). Mais cela me passionne ! C’est un  peu comme une gymnastique. Je m’entraîne d'abord lentement avec le texte parlé tout  en respectant le rythme de ce qui sera chanté. L’objectif est de m'assurer que tout est à sa  place, dans le bon ordre. Je suppose que j'ai une bonne oreille pour les langues  en général, je sens assez naturellement de quelle façon les sons doivent résonner  dans mon corps. Bien sûr, cela prend toujours du temps : il faut se préparer des mois et  des mois à l'avance pour maîtriser la diction et le phrasé. Pour Pelléas, il m’a fallu une  année entière !  

Je me suis préparé petit à petit pendant un an durant le confinement. Lily, ma fiancée, qui est québécoise, a été mon coach en français. Ma situation ne lui est pas si étrangère finalement :  parce qu'elle parle québécois, sa préparation pour chanter implique aussi un certain  travail sur la diction et la prononciation. Lily m’a beaucoup aidé, elle a vraiment été ma  sauveuse, peut-être un peu mon gourou.  

Vous avez interprété des rôles marqués par de profonds tourments et conflits intérieurs,  comme Billy Budd et Hamlet, et Pelléas en ce moment. Comment abordez-vous de  tels rôles ?  

J'y réfléchis longuement, en attendant les répétitions, dans le train, dans le bus, sur scène évidemment. L’objectif est de comprendre comment je réagirai personnellement dans les  situations que rencontrent les personnages.  

Ceux que vous avez cités ont un point commun : ils sont tous confrontés à un dilemme. Pelléas doit faire face des choix difficiles : choisir entre son ami et son père par exemple. Pelléas est un prince donc la famille passe avant tout. Mais que feriez-vous si vous  tombiez amoureux de la femme de votre frère et que celui-ci cherchait à vous  éliminer ?  

Cela demande réflexion. Cela implique aussi de se laisser aller à être vulnérable. C’est à ce  prix que l’on fait vivre de tels personnages, que l’interprétation devient naturelle. Et sur  scène, quand le personnage traverse un épisode traumatisant, le chanteur en fait l'épreuve  autant de fois qu'il y a de représentations. La frontière entre le personnage et l'interprète  s’estompe aussi du fait de cette répétition, qui enrichit finalement l'interprétation.

Vous avez justement interprété Pelléas à de nombreuses reprises. N'y a-t-il pas un  risque de monotonie ? Pouvez-vous nous parler de son évolution au fil de l'opéra et  nous dire ce que le temps a apporté à votre interprétation ?  

Selon moi, Pelléas est un prince emprunt de mélancolie et de poésie parce qu'il ne porte pas le  fardeau de devenir roi. Il est loin d’être aussi manichéen que Golaud ou Arkël. Il perçoit le  monde d’une manière très personnelle. Jouer Pelléas invite à considérer les choses sous un  autre angle, à interroger le monde et les choses pour y trouver des significations cachées. Tout  ce que dit Pelléas a une autre portée, une portée symbolique ou poétique très belle. Pelléas  est en fait plein de vie ! Embrasser cette perspective ne peut pas être monotone, même après  tant de productions. Il s’agit de ma quatrième, et j'espère en faire encore cent ! 

Rester fidèle à Pelléas, à ses émotions, peut relever du défi. Pour une raison ou pour une autre,  le corps peut prendre le dessus sur l’esprit, et mon propre état d'âme l’emporter sur celui  de Pelléas. Ce peut être une lutte. Mais, une fois pleinement concentré et investi, interpréter  ce personnage est une expérience qui vous transforme en tant qu’artiste.  

Quelle influence alors sur votre carrière et votre évolution personnelle ?  

J'ai pu échanger à ce sujet avec mon professeur puisque lui aussi avait chanté Pelléas, et il  m’a affirmé que ce rôle avait changé sa vie. Je me souviens avoir pensé : comment un rôle  peut-il avoir ce pouvoir ? Aujourd'hui, je peux l’affirmer à mon tour, il a changé ma vie (rires),  ma façon de voir les choses… C'est une évidence.  

C'est un rôle qui m'a donné envie, quelque soit le personnage, d'aller chercher toujours plus  loin, au-delà des apparences pour comprendre les raisons qui motivent leurs actions. Qu'il  s'agisse de Malatesta dans Don Pasquale ou Belcore dans L’elisir d’amore, ou d'autres  encore. Avec Pelléas, tout reste en surface, donc il est nécessaire de se mettre à chercher des  clés pour investir le rôle avec une singularité propre, au milieu de cet océan de texte et de  musique. 

Ce rôle a marqué un tournant dans ma carrière. C’est avec lui, à l’opéra de Rouen, que  j’ai fait ma grande entrée dans le monde professionnel. C’était pourtant pendant le  confinement et nous n'avions pas de public. Les caméras étaient braquées sur nous et  chaque détail de notre émotion était visible. Je n'avais pas le choix que d'être irréprochable  tant au niveau de la langue que de l'interprétation dramatique. Finalement la production a  été bien accueillie, par un public même plus large que si elle avait été présentée dans  des conditions normales. Je m’estime chanceux de l’effet positif qu’a eu cette expérience  sur mon parcours.  

Pelléas et Mélisande est un opéra singulier, tant sur le plan lyrique que  dramatique. Parlez-nous de votre rapport à la musique de Debussy. 

Debussy a écrit le rôle de Pelléas d'après sa propre tessiture. On ressent en  l'interprétant une connexion presque intime avec le compositeur. La musique de Pelléas est,  à mon sens, la plus belle, la plus expressive : en la chantant, on comprend la façon dont  Debussy voyait le monde.  

Pelléas et Mélisande n’est pas un opéra ordinaire. Il tend à la poésie, à la peinture. C'est une toile, le canevas d'une vision unique et mystérieuse de la vie, une sorte d’opéra abstrait, avec  de grands moments lyriques… Je crois que cet opéra est un mélange de ce qu’il y a de  meilleur dans toutes les formes d'art, conjugué dans la musique de Debussy.  

Que souhaiteriez-vous que le public retienne de cet opéra et de votre interprétation ? 

J’espère qu’ils parviendront à voir le monde et l'amour sous un angle différent, à travers  les yeux de Pelléas et de Mélisande ; qu’ils apprendront à aimer la vie autrement ; qu’ils  porteront aussi un regard nouveau sur ce qu’est l’opéra et ce qu’il peut offrir. 

S'immerger dans cette œuvre est une expérience merveilleuse. Il ne faut pas s'y rendre avec des idées préconçues, comme la crainte de s'y ennuyer ou que cela dure trop longtemps. C'est comme plonger dans un univers sonore qui vous enveloppe. Il faut s'ouvrir à ce que Debussy et Maeterlinck ont à dire, sans trop intellectualiser. Cela n'a rien d'un cours magistral, il faut plutôt considérer cet opéra comme une invitation poétique et théâtrale à observer le monde différemment.

Qu’apporte Wajdi Mouawad à cette production ?  

Wajdi est l'un des meilleurs metteurs en scène avec qui j'ai eu le privilège de travailler. Il est d’une profonde gentillesse et c’est l'une des personnes les plus ouvertes à la collaboration entre artistes que j'ai rencontrées. Il n’essaie pas d’imposer sa façon de voir les choses.

Il a abordé cette œuvre avec tellement d'amour et de fascination… C’est impressionnant. Il dirige habituellement des pièces qu’il a lui-même écrites. Il a donc travaillé le texte pour le faire sien. Mais cela va plus loin : à son contact, nous avons tous l’impression de l'avoir écrit à présent.

Et sa mise en scène est pour moi d'une grande beauté, baignée dans une atmosphère proche de la féerie.

Vous avez chanté à l'Opéra de Paris à plusieurs reprises – La Flûte enchantée, Roméo et  Juliette, et maintenant Pelléas et Mélisande. Comment vous sentez-vous de revenir ici ? 

J’adore travailler ici. J’aime être à Paris, c’est une ville incroyable. À l’Opéra de Paris,  l’équipe est tellement sympathique, les locaux sont fantastiques... C'est définitivement l’un de  mes endroits préférés, si ce n’est mon préféré. Et je le pense vraiment !  

Y a-t-il un rôle ou un projet que vous rêvez encore d'explorer ? 

Bien sûr ! Mais cela viendra avec le temps. Les rôles que j'ai interprété ces dernières années sont des rôles de rêve pour tout baryton lyrique et le fait de pouvoir les chanter dans des lieux  comme Paris, Covent Garden ou Vienne… C’était mon rêve.  

À l’avenir, j’aimerais m’attaquer à d’autres personnages complexes, mais en général,  ces rôles viennent avec l’âge. Je pense à Onéguine dans Eugène Onéguine de  Tchaïkovski, ou Rodrigo dans Don Carlos… Ces rôles viendront probablement plus tard,  dans dix ans peut-être. Pour l’instant, j’élargis mon répertoire avec un peu plus de répertoire  italien : Il barbiere di Siviglia, La Cenerentola, L’elisir d’amore… Je vais voir où cela va me  mener vocalement. 

Quel conseil donneriez-vous au jeune Huw, au début de sa carrière ? 

N’aie pas peur d’être vulnérable. Ne te sens pas coupable de ne pas tout réussir  immédiatement. Profite de ta vie et apprends tout ce que tu peux d'elle, en dehors de  la scène. Saisis chaque occasion d’être humain. 

Y a-t-il des modèles ou des inspirations, des grands chanteurs du passé que vous  aimeriez faire découvrir ? 

Il y en a tellement ! Mes parents, par exemple, ont été d’énormes sources  d'inspiration pour moi : Diana Montague et David Rendall ont tous deux beaucoup chanté  à Paris. Mon père chantait Hoffmann dans la mise en scène de Roman Polanski des  Contes d’Hoffmann à l'Opéra Bastille quand je suis né. C’est une belle connexion pour moi  avec cette scène.  

Je recommande d’écouter Leonard Warren, un grand baryton américain ; Giuseppe De  Luca, un grand baryton italien ; Robert Merrill, un autre baryton américain ; et Peter  Glossop, qui était un formidable baryton anglais, et qui, selon moi, n'est pas assez reconnu  aujourd’hui. Je pourrais continuer encore un moment ! J’ajouterais Jacques Jansen, qui a  chanté Pelléas notamment lors d’une représentation pendant la Seconde Guerre  mondiale, entre deux bombardements.  

Pour clôturer cet entretien, un « portrait chinois musical ». Si vous étiez  un personnage d’opéra ?  

Si j’étais un personnage d’opéra... J’espère que je ne serais pas Pelléas, parce que ça ne  se termine pas très bien pour lui. En ce moment, je suis probablement Pelléas puisque je  suis baigné dans son univers, mais cela dépend du rôle que j’interprète à une période  donnée. Je suis Papageno ou Pelléas selon les moments, peut-être un peu des deux.  

Si vous étiez un instrument, lequel seriez-vous ? 

Je serais un violoncelle.  

Enfin, si vous étiez un tempo ? 

Andante moderato !

Photographie : © DG et Alecsandra Dragoi

Nos suggestions