Entretien avec Marcel Beekman

Marcel Beekman © Sarah Wijzenbeek

Pourriez-vous nous raconter la première fois où vous avez ressenti une connexion particulière avec une œuvre musicale ?

Ma réponse pourrait sembler un peu surprenante : c'est L'oiseau et l'enfant interprétée par Marie Myriam lors de l'Eurovision en 1977 à Londres. Elle a fait de la France la gagnante cette année-là. J'avais sept ans à l'époque, et je me souviens l'avoir adorée. Je la chantais sans cesse.

Je l'aimais tellement que mes parents ont fini par acheter le disque. J'ai même réussi à trouver une version instrumentale. Plus tard, j'ai passé une audition pour un festival d'enfants et j'ai remporté le premier prix : une apparition à la télévision irlandaise où j'ai interprété cette même chanson. C'était un moment de grande joie pour moi. Et puis plus tard, j'ai fini bien sûr par comprendre que la musique avait une autre origine que celle de l'Eurovision.

Il faut dire que dans ma famille, nous disposions d'une riche collection de disques vinyles : des œuvres de Bach comme La Passion selon Saint Jean ou La Passion selon Saint Matthieu, mais aussi des pièces de Jean-Philippe Rameau. Dès les années 70, cet environnement musical me préparait déjà, d'une certaine manière, à une carrière future, comme si cela constituait déjà un "signe".

Les disques de Rameau étaient instrumentaux. À l'époque, l'on redécouvrait seulement la musique baroque, c'était assez nouveau. Mes parents écoutaient aussi beaucoup de Mozart. Mon père aimait les concertos pour cor, tandis que ma mère vouait une véritable passion aux concertos pour violon de Mendelssohn et Beethoven. J'ai ainsi grandi dans une famille baignant dans la musique classique, mais aussi un peu dans celle de l'Eurovision (rires).

Avez-vous un modèle ou une figure d'inspiration durant votre enfance qui continue de vous influencer aujourd'hui ? Y a-t-il peut-être une personne en particulier qui vous a incité à devenir chanteur d'opéra ?

Je pense que le fait que la musique puisse toucher autant de personnes et faire rêver les enfants, à travers la télévision notamment et l'internationalisme de certains concours comme l'Eurovision, est vraiment l'une des premières choses qui m'aient vraiment marqué. Mais si je devais citer une personnalité, un chanteur, ce serait Peter Schreier, un ténor allemand originaire de Dresde, qui chantait l’évangéliste sur l’un des disques de mon Grand-père.

Sur un autre enregistrement de Bach, j'écoutais aussi Kurt Equiluz, un ténor très célèbre et déjà âgé, qui interprétait des passages de La Passion selon Saint Matthieu. Ernst Haefliger m’a également beaucoup inspiré. Ces ténors, spécialisés dans l'oratorio, le lied, et l’opéra, notamment dans le répertoire baroque et pré-classique, m’ont profondément influencé. Bien que mon père ait essayé de me familiariser avec les œuvres d'un Puccini par exemple — un répertoire que j'apprécie — cela ne me correspond pas. Je n’ai pas la tessiture nécessaire pour ce type de chant. Il faut un vibrato très relâché pour obtenir une amplitude suffisante au- au-dessus d'un orchestre.

Ce que j’ai appris de plus important, c’est qu’il faut respecter l’instrument avec lequel on est né. Une voix adaptée à Rameau ne convient pas aux œuvres de Puccini ou Verdi.

Cette saison, vous incarnez le rôle de Falsacappa dans Les Brigands de Jacques Offenbach au Palais Garnier. Y'a-t-il des défis particuliers dans l'interprétation de ce rôle ?

Lorsque l'on examine la partition, il ne s'agit pas d'un rôle particulièrement virtuose ou aigu ; la partie est principalement écrite dans le registre moyen, avec quelques notes plus élevées. J'ai d'ailleurs proposé de modifier certaines notes, d'ajouter des ornements, pour enrichir la ligne vocale qui de prime abord assez neutre. J'ai été autorisé à ajouter des quintes, à octavier... Presque dans un esprit baroque. Mais sur le plan vocal, il n'y a pas de véritable défi technique Majeur.

Falsacappa, cependant, est un anti-héros qui doit parvenir à conquérir le cœur du public. C'est un perdant, un méchant macho, un être plein de contrastes, que Barrie Kosky a imaginé travesti dans cette production. Le défi réside donc davantage dans l'aspect dramaturgique et théâtral.

La durée des scènes est également un point important. Être sur scène pendant 22 scènes, avec quatorze ou quinze dialogues, est éprouvant, mentalement et physiquement. Je dois porter des talons de douze centimètres, des sous-vêtements très épais, dans lesquels l'on transpire rapidement. Cela a des conséquences sur la voix. Ainsi, les véritables défis autour du chant sont créés par la mise en scène.

Comment décririez-vous votre collaboration avec Barrie Kosky, avec qui vous aviez déjà travaillé ? De quelle manière son approche artistique influence-t-elle la mise en scène ?

Barrie Kosky et moi nous connaissions déjà de Strasbourg, où j'avais participé à Orphée aux Enfers d'Offenbach. Victoria Behr était déjà à l'origine des costumes de cette production. Ils étaient très poilus, très étranges, mais dans le bon sens du mot "étrange" !

Barrie et moi, nous sommes toujours bien entendus. Il lui suffit de dire un mot pour que je comprenne immédiatement ce qu'il veut. Il a su aussi capter dès le départ ce qui m'est naturel. Il était conscient que nous devions travailler très vite. Monter une production de trois heures en seulement trois semaines, c'était un vrai défi. Pour ne rien arranger, j'ai attrapé une bronchite dès le début des répétitions.

Aviez-vous des inspirations particulières pour vous guider dans l'interprétation du rôle de Falsacappa, que ce soit dans le domaine de l’opéra ou au-delà ? Comment vous êtes-vous préparé à l’incarner ?

D'abord d'un point de vue textuel. Nous abordons la partition sans support visuel. Mon personnage est quelqu’un de très ambivalent, peut-être même un peu bipolaire. Il dit quelque chose sur le ton de la plaisanterie, puis devient soudainement méchant. C'est un personnage un peu étrange, mais qui ne fait pas exception dans le théâtre.

Et puis à Aix-en-Provence, Barrie m’a parlé de Divine, l'icône des années 70. Il m'a dit que je devrais incarner Divine : être très gros et porter des milliers de robes. Mais l'idée ne se veut pas seulement décalée et légère ; parce qu'il y a aussi une certaine dureté dans ce rôle. J'ai regardé des photos, notamment celle emblématique avec la robe rouge et je me suis demandé : comment intégrer cette figure de Divine dans le personnage de Falsacappa ?

Au début, cela ne semblait pas très cohérent, mais en réalité, c'est venu très naturellement, du fait de l'ambivalence du personnage et des transgressions constantes dans le livret. Désormais, tout le monde perçoit Falsacappa comme quelqu’un qui oscille entre deux mondes. Ce qui me fait sourire, c'est que le fait que Falsacappa soit un travesti n'est pas un problème dans l'économie de la mise en scène et de l'histoire. La vraie question, c'est de savoir si nous trouverons l'argent pour aider mes pauvres camarades !

En quoi votre expérience avec des rôles de travestis, notamment dans Platée, vous aide-t-elle à aborder cet aspect dans la production actuelle. Existe-t-il des différences notables ?

Oui, j'ai déjà interprété des rôles de travestis, notamment dans Platée, ainsi qu'avec La Maurice à Versailles et Arnold dans Le Couronnement de Poppée. Il est important la plupart du temps de placer sa voix dans un registre légèrement plus féminin, mais sans utiliser le falsetto. Je reste dans la voix de poitrine.

On appelle cela une voix mixte, ou "haut-contre à la française". Le haut-contre n'est pas équivalent à un alto cependant. Le haut-contre à la française est un ténor aigu, qui accède facilement au registre de tête. C'est cette technique que j’utilise dans mes performances, car elle crée un effet comique.

Lorsqu'une voix ne correspond pas aux conventions habituelles, cela peut paratre étrange pour le public. Mais justement, cette approche fonctionne bien pour des rôles comiques, et c’est pour cela que je l’adopte.

Vous avez mentionné précédemment la flexibilité que vous a accordée le chef d'orchestre en matière d'effets d'ornementation. Pourriez-vous nous parler de votre relation avec Stefano Montanari, et de la manière dont il envisage l'œuvre ?

Stefano Montanari, spécialiste de la musique ancienne et violoniste, est quelqu’un avec qui j'avais déjà collaboré lors de notre production de Platée à Stuttgart. C’est un réel plaisir de le retrouver. Il a cette manière de diriger qui invite les artistes à s'exprimer pleinement, en leur laissant la liberté de faire leur travail et en leur donnant suffisamment de confiance pour qu'ils se sentent à l'aise. C'est dans cet esprit que nous travaillons.

Il ne me dit jamais : « Tu dois chanter de cette façon. Je veux que ça sonne comme ceci. » Pas du tout. Il accueille la couleur de chaque voix présente dans son ensemble. Son attention se porte principalement sur l'équilibre et le tempo. Ce que j'apprécie particulièrement, c'est que ses tempos ne sont pas trop rapides.

Cette production n'a pas été jouée ici depuis 30 ans. Qu'est-ce que cela fait de participer à un retour attendu depuis longtemps ?

C'est un véritable honneur de participer à une production à l'Opéra national de Paris, surtout dans une salle aussi emblématique. Bien que j'aie déjà travaillé à l'Opéra- Comique, au Théâtre des Champs-Élysées,ainsi que dans d'autres lieux de concert à Paris et ses environs, c'est la première fois que je me produis ici. Ce bâtiment est chargé d'une histoire immense, et cela se ressent, dans l'atmosphère, dans l'air que l'on respire.

Il y a ici une dimension historique extraordinaire. L'édifice est colossal, presque démesuré, et il impose une grande admiration, surtout lors de la première visite. Je comprends l’émerveillement des touristes qui, en découvrant ce monument, doivent se demander : « Mais qu’est-ce que c’est que ce monument ? »

Je suis pleinement conscient du privilège d'être sur une telle scène, d'autant plus que l'accueil y est toujours chaleureux, que ce soit de la part des artistes ou du personnel technique. Pour moi, il est essentiel de traiter chaque personne avec respect, de mes partenaires sur scène aux équipes de nettoyage. Une attitude respectueuse est souvent réciproque et contribue à une atmosphère positive.

La production, cependant, n'a pas été de tout repos. J'ai déjà surmonté des défis similaires par le passé, ce qui m'a aidé à naviguer à travers ces obstacles. Ce qui m'a particulièrement surpris, ce sont les messages haineux que l'on m'a adressé personnellement, parce que la production fait référence à la communauté LGBTQIA+ et à la chrétienté.

J'ai reçu des messages anonymes, certains me menaçant ouvertement. Une personne m’a écrit en affirmant que la religion interdisait aux hommes de s’adonner à certaines activités, et d'autres messages contenaient des images violentes, comme un tireur visant Falsacappa. Je pense que ceux qui envoient de tels messages, surtout de manière anonyme, sont certainement des personnes troublées, qui éprouvent un profond mal-être. Je me demande ce qu'ils font de leur vie personnelle. Je ne sais pas.

Je n’ai pas répondu, j’ai juste supprimé les messages publics. Ce qui me perturbe vraiment, c’est l’incapacité de certaines personnes à faire la différence entre un acteur jouant un rôle dans le cadre d’une production, un individu qui fait simplement son travail, de manière professionnelle et contractuelle, et un personnage. Pour nous, c’est un métier, et bien que j'adore ce que je fais, cela reste un travail. Le fait que certains confondent fiction et réalité m’interpelle beaucoup, et même si c'est intéressant à analyser, cela me met mal à l’aise. C'est la première fois que je vis une telle expérience.

Au moment de la première, on n’a cessé de me dire, à propos de mon rôle : « Bravo pour le courage ! » Cela m'intriguait, je me demandais pourquoi. Maintenant, je comprends mieux. En réalité, ils avaient raison, c'était une forme de prémonition. C’est peut-être la seule partie de cette expérience qui m'a réellement dérangé.

Votre carrière se distingue par une grande diversité de rôles et de répertoires, allant de l'opéra baroque à des œuvres contemporaines telles que Animal Farm de Raskatov. Comment parvenez-vous à naviguer entre des styles aussi contrastés ?

Il est essentiel de s'immerger totalement dans l'œuvre, de plonger avec toute son âme et son être. Il ne faut pas hésiter à s'engager pleinement avec le contenu de ce que l'on voit et lit. Il est nécessaire de lire attentivement les textes, de prendre des notes, et de structurer musicalement et textuellement le travail pour se retrouver naturellement dans un contexte qui, peu à peu, devient presque intangible.

Cette phase est toujours fascinante. C’est le moment où l’on abandonne la partition, où l’on cesse de se concentrer sur le texte, et où le personnage devient une seconde peau. C’est là que ce qui est concret devient insaisissable, où l'œuvre commence à vibrer et à prendre vie en nous, dans notre âme. Àcet instant, l’artiste devient un véritable médium entre le compositeur et le public.

Cela peut sembler simple, mais c'est loin de l'être. En tant qu'artistes, nous sommes des messagers, mais notre rôle ne se limite pas à une simple transmission. Le messager doit être profondément engagé, avec sa couleur propre, humaine et sincère. Cette qualité n'est ni facile à atteindre ni à rechercher. Pour ma part, je ressens toujours cette connexion, mais la transition entre la lecture, l’apprentissage, le tangible et l’intangible n'est jamais évidente. Cela peut prendre plusieurs semaines, mois, voire une année. C’est un véritable travail d'artisan.

C'est une dimension captivante de notre métier. Comment dépasser le palpable pour offrir au spectateur quelque chose d’intouchable, une expérience presque magique ? C'est un défi et une aventure unique dans l’art de l’interprétation.

Existe-t-il un rôle ou une œuvre que vous rêvez d'interpréter, mais que vous n'avez pas encore eu l'occasion de chanter ?

C'est un peu difficile à dire, car je vais réaliser ma quatrième production de Plate à l'Opéra national de Prague, qui est plutôt petit. Cela suit de grands projets à Vienne, Barcelone, Amsterdam, et à Paris, dans des établissements bien plus grands. En réalité, je n’ai pas beaucoup à redire, tout se passe bien.

À 55 ans, je sais que je n'ai pas la vie éternelle. Cependant, je pense que je peux encore accumuler dix ans à jouer des rôles, qu'ils soient majeurs ou mineurs. Parfois, un rôle secondaire peut avoir autant d'importance qu'un rôle principal, car il permet de superposer une autre couleur à la ligne vocale supérieure, et j'apprécie aussi cela.

Et pour conclure, un petit portrait chinois musical ! Si vous étiez un morceau de musique, lequel serait-ce ?

Je dirais que je suis comme tout le monde : j’ai un côté extrêmement humoristique et léger. Mais je peux également être très pensif et mélancolique. Si je devais choisir un morceau, ce serait le deuxième concerto pour piano de Sergueï Prokofiev.

Un tempo ?

Allegretto

Un personnage d’opéra ?

Platée. C’est facile.

Un instrument de musique ?

Ce devrait être un à instrument à corde, le violon certainement !

Photographie : © Sarah Wijzenbeek / OnP