Sous la direction inspirée d’Alan Curtis, Ariodante s’élève avec l’éclat d’un véritable firmament vocal, porté par Joyce DiDonato, Marie-Nicole Lemieux, Karina Gauvin et un casting d’exception.
L’essentiel
La princesse d’Écosse, Ginevra, aime Ariodante à qui elle est promise, mais un complot mené par le traître Polinesso la fait accuser d’infidélité. Convaincue, à tort, de la mort d’Ariodante, bannie par son père, rejetée de tous, elle bascule dans la folie, avant que la vérité ne se fasse jour, que le traître ne soit châtié et que tout se termine par un duo d’amour, un chœur et des danses.
Tiré d’un passage du poème épique Orlando Furioso de l’Arioste, le livret d’Ariodante, d’une clarté et d’une efficacité rares dans l’œuvre d’Haendel, profite à une composition d’une grande variété d’inspiration, centrée sur l’exploration des passions : amour, honte, révolte, désespoir suicidaire, rage et amertume, convoitise et vengeance. Pour cerner au plus près la densité psychologique des protagonistes, le compositeur assouplit les codes de l’opera seria italien qu’il marie aux manières françaises dans une conception renouvelée du théâtre musical. À la virtuosité vocale des interprètes – le rôle-titre était destiné au castrat Carestini, rival de Farinelli –, sont adjoints les moyens d’un chœur étoffé et d’un orchestre particulièrement expressif, auquel la vraie nature des personnages n’échappe pas : la perfidie de Polinesso, la sincérité et la tendresse d’Ariodante, même lorsqu’il chante son mépris dans l’un des plus beaux lamentos de l’Histoire, quand la chaleur plaintive des bassons vient combler ses silences, et la scansion discrète des pizzicati des contre-basses restituer sa détresse. Avec la complicité de son impresario qui s’associe les talents de la danseuse parisienne Marie Sallé, Haendel réserve également une place de choix aux divertissements dansés qu’il accompagne avec soin et auxquels il concède une importance dramatique. En témoigne le spectaculaire ballet des songes, imaginé d’après le modèle d’Atys de Lully, qui congédie l’élément surnaturel cher à la tradition pour retracer le cheminement intérieur de Ginevra, de ses fiançailles à sa répudiation, des promesses du bonheur aux calomnies jalouses et des certitudes du jour aux tourments nés dans l’obscurité. Mais la princesse obtiendra réparation, parce qu’Haendel n’admet pas l’erreur, ou seulement pour servir une progression spirituelle, et que le baroque aime à voir la vérité et la vertu triompher des apparences dans un final exalté.
Une famille royale, des fiançailles menacées, une image publique entachée : du huis clos d’origine aux salons des Windsor, la transposition des intrigues d’alors à celles d’aujourd’hui était tentante. Robert Carsen n’abandonne pas la toile de fond du livret (l’Écosse et son tartan) et installe l’action dans un luxueux château inspiré de Balmoral, dans l’entourage d’une cour bien vivante, toujours scrutée par la lentille des paparazzi avides de scandales. Partant de cette idée, le thème de la chasse devient une métaphore structurante soulignée dans les différents tableaux par la présence de cerfs, d’abord en liberté dans la séquence pastorale puis empaillés. Si Balmoral est le lieu de chasse privilégié de la famille royale, ce sont Ariodante et Ginevra qui font les frais de prédateurs concupiscents, Polinesso d’abord, et ses relais médiatiques ensuite, caisses de résonance pour ses mensonges. Ainsi suggérés par les hordes de photographes, le verre déformant des tabloïds, leurs arrêts sur image grotesques, leurs reconstitutions fallacieuses, servent une nouvelle exploration des obsessions baroques pour la puissance de suggestion de l’image et ses conséquences. Observant son sujet avec un peu d’ironie, Robert Carsen désigne en guise de conclusion une porte de sortie : dans une société capable de tout sacrifier aux apparences, l’anonymat est un lot de consolation pour le moins libérateur.
Maître dans l’art de la succession et des ruptures d’ambiance, Robert Carsen fait défiler les lieux de l’action dans une élégante scénographie quadrillée par un motif tartan et tapissée de vert du sol au plafond – le vert comme rappel à la nature et à la fraîcheur des sentiments, symbole d’espoir mais aussi du poison que distille Polinesso. La mise en scène conjugue le meilleur de l’épure moderne et du folklore d’apparat (kilts et robes de bal, armures, trophées de chasse, etc.) pour créer de superbes images dans les scènes intimistes et les tableaux choraux, dont les scènes de ballet opulentes et très inspirées de Nicolas Paul.
OPÉRA EN TROIS ACTES, 1735
En langue italienne
ROBERT CARSEN
Reprise (création : 2023)
RAPHAËL PICHON
CECILIA MOLINARI
ARIODANTE
JACQUELYN STUCKER
GINEVRA
SABINE DEVIEILHE
DALINDA
CHRISTOPHE DUMAUX
POLINESSO
Orchestre Pygmalion
Chœurs de l'Opéra national de Paris
3h55 avec 2 entractes