Entretien avec Alain Paul

Alain Paul © Nathan Merchadier

Avant de créer votre marque de mode éponyme ALAINPAUL, vous avez d'abord été danseur. Comment est né votre amour pour cette discipline ?  

Ma sœur faisait de la danse classique et j’ai suivi son exemple. J’avais 5 ans, j’étais le seul  garçon dans l’école, mais j’étais très souple, c’était très naturel pour moi. Ma sœur a fini par arrêter, mais j’ai continué : la danse était devenue une passion. À huit ans, j’ai été reçu à l’École Nationale de Danse de Marseille, à l’époque où Marie-Claude Pietragalla prenait la direction de  l’établissement à la suite de Roland Petit. Ma mère avait lu une annonce dans le magazine  Danser et comme mes parents vivaient à Aix-en-Provence, elle a pensé que cela valait le coup  de me faire passer les auditions.  

Je ne pensais pas encore faire carrière dans ce milieu, mais trois ou six mois plus tard, cela  s’est imposé comme une évidence.  

Y a-t-il des chorégraphes ou des danseurs qui vous ont particulièrement marqué et qui  vous inspirent encore aujourd’hui dans votre travail ?  

L’apprentissage de la danse contemporaine vers l’âge de 11-12 ans a été une forme de  libération pour moi. Je me suis très vite intéressé au travail de Pina Bausch, de Merce  Cunningham, ou plus tard à celui de Jiří Kylián, entre autres. 

Aujourd’hui encore, Pina Bausch m’influence énormément. Chez elle, il y a autant  d’informations dans la danse que dans le costume, la scénographie, le théâtre… Tout est  pensé, tout raconte quelque chose. 

L’esthétique de Merce Cunningham est très différente, plus abstraite. Il a été l’un des premiers  à créer des chorégraphies avec des logiciels, à faire se rencontrer les disciplines et les  médiums. Aujourd’hui, la mode engage ce même dialogue, en explorant par exemple les  possibilités offertes par l’IA. Je trouve cette approche particulièrement inspirante. 

Comment êtes-vous passé du monde de la danse au monde de la mode ? 

Vers l’âge de 15 ou 16 ans, j’ai commencé à créer mes premières chorégraphies à l’école pendant les cours d’improvisation et j’ai très vite accordé de l’importance aux costumes. Je ne  cherchais pas à proprement parler à caractériser des personnages, mais à exacerber les  émotions de la pièce, à créer des dynamiques, principalement grâce à la couleur, en formant des groupes par exemple, pour que l’on comprenne immédiatement le lien entre les danseurs.  Je voyais aussi dans le costume un moyen d’amener le réel dans la danse – sans renoncer à le styliser pour autant –, de reproduire sur scène l’image d’une société miniature, grâce à un  vestiaire contemporain, inspiré par la rue et sa diversité. 

J’ai toujours été intéressé par la mode, il me semblait naturel que le vêtement ait sa place dans  la danse. Ce souci n’était pas vraiment partagé par les autres élèves pour qui les tenues  d’échauffement habituelles suffisaient. Ces tenues par ailleurs m’inspirent beaucoup  aujourd’hui : cette façon qu’ont les danseurs de les ajuster, consciemment ou inconsciemment, pour valoriser ou cacher certaines parties de leur corps, pour composer avec ce qu’ils  considèrent être leurs qualités ou leurs défauts, en jouant sur l’asymétrie, en remontant le bas  du pantalon sur la jambe la plus forte et le pied le plus cambré par exemple.  

Pendant un temps, j’ai réfléchi à une carrière de chorégraphe, différente malgré tout de celle du  danseur que je me préparais à être. Les blessures bien sûr m’ont aussi forcé à réfléchir  davantage. 

Finalement, à 18 ans, j’ai fait le choix d’intégrer une école de mode à Paris. C’était un déchirement, et j’en parle encore avec émotion. La danse m’avait bercé, fait grandir, elle  définissait une grande partie de mon identité. Mais je ressentais le besoin d’explorer d’autres  possibles, hors d’un monde où finalement j’avais été très entouré, très protégé.

On peut lire à propos de votre travail, que vous cherchez à « chorégraphier le vêtement ». Qu’est-ce que cela signifie ? 

J’aime beaucoup cette expression, parce qu’elle résume assez bien mon approche. « Chorégraphier le vêtement », c’est l’animer, lui donner une posture ou donner une posture au  corps à travers lui. Il y a des designers qu’on qualifie d’architecte, de drapier… Je recherche  toujours pour ma part un lien entre le mouvement, le corps et le vêtement. Il nous arrive souvent  de parler de « t-shirt cambré », de « robe basculée » ou « pivotée ». Les concepts viennent  aussi avec le vocabulaire, emprunté parfois au domaine chorégraphique.  

Je m’inspire de photos, de chorégraphies dont je saisis des instants, des poses, que je  transforme et que je remets en mouvement au sein de la collection ; je pense à un passage  dans Barbe-Bleue de Pina Bausch où l’on ôte la robe à la danseuse, et qui m’a inspiré une  pièce dont le haut est basculé vers l’avant comme un vêtement qui tombe. Dans mon vestiaire,  les dessins chorégraphiques, comme ceux de Merce Cunningham en trois couleurs, – ces  schémas qui représentent les déplacements des danseurs sur scène – deviennent un imprimé. Autre exemple : les fleurs. Nous avons travaillé sur un imprimé en trois dimensions, qui crée  l’illusion que les fleurs sont en train de glisser sur le tissu. À nouveau, il y a un peu dans ces  fleurs de celles de Pina Bausch. Ce sont toutes ces petites références issues du monde de la  danse, dans lequel j’ai grandi, que je transpose dans mon univers mode. 

La danse a été un sujet pour beaucoup de créateurs, mais pour moi, elle constitue plutôt un  inconscient, une influence subtile qui guide ma façon de créer une collection. 

Quelle place occupe la musique dans votre processus de création et lors des défilés ? 

La musique occupe une place essentielle dans mon travail. La plupart du temps, je la choisis très tôt, parfois même avant d’avoir commencé à créer. Parfois, elle se construit en parallèle,  mais elle m’accompagne toujours dès les premières idées. 

Elle peut inspirer certaines couleurs, certains looks, ou encore le rythme et le crescendo des  silhouettes qui se succèdent sur le podium. Elle est fondamentale pour structurer le défilé : dois-je commencer par une ambiance légère et finir sur une atmosphère plus grave ? Ou bien l’inverse ?  Où placer les moments forts, les accents dans la présentation ? Pour moi, elle n’est jamais là  pour combler un vide : elle raconte quelque chose, elle dialogue avec la collection. 

Nous avons une signature assez spécifique dans nos choix musicaux. On peut reconnaître un  défilé ALAINPAUL simplement à la musique qui l’accompagne. Sur les trois dernières  collections, par exemple, j’ai travaillé avec le compositeur Mikael Karlsson, qui collabore  beaucoup avec Alexander Ekman. Il a notamment composé la musique de Play récemment.  C’est un artiste très talentueux. 

J’essaie aussi avec cette musique contemporaine d’ouvrir le monde de la mode à une autre  vision de la danse, qui ne se limite pas à l’esthétique du grand ballet classique. J’aimerais plus  tard en revisiter les codes dans une collection, mais il est encore trop tôt. 

Vous signez les costumes pour la création Drift Wood, d’Irme et Marne Van Opstal,  présentée à l’Opéra à l’occasion de la soirée Contrastes. Comment s’est déroulée cette  collaboration et quelles étaient les attentes pour le costume ? 

Mon agence presse nous a mis en contact, et j’en suis très reconnaissant. Je connaissais bien  sûr leur travail, et je rêvais de créer pour un ballet contemporain.  

Drift Wood signifie « bois flotté », ce bois poli par l’eau et le temps, transformé et lissé. La pièce  fait un parallèle entre ce phénomène et le processus de socialisation qui lisse notre être primitif et contribue à uniformiser notre rapport à l’autre et au monde. 

Les costumes devaient illustrer cette tension entre nature et culture, d’où la confrontation entre  une veste de costume ou une robe de cocktail et des silhouettes plus pures, plus romantiques.  La palette de couleurs mêle des beiges, du blanc, du marron, du bleu marine, un rose fané…  Des teintes pastel et douces, très organiques. Au fil du ballet, les danseurs se délestent de  leurs vêtements pour revenir à un état plus animal. Je parle de vêtements plus que de  costumes parce qu’il n’a pas été question de tricher. Pour être enlevée, il fallait qu’une chemise  soit une chemise, et non un justaucorps masqué par le pantalon.

Le travail a été particulièrement intense : nous n’avions que six semaines pour réaliser  l’ensemble des costumes. Il a fallu en concevoir pour quinze danseurs et leurs remplaçants,  chacun avec sa propre identité – un vrai défi ! C’est une collection – certaines pièces sont  inspirées de mes précédentes créations – mais une collection pensée pour la danse, avec des  matières souples, des tailleurs amples. Il a fallu faire évoluer les propositions, redistribuer  certains vêtements selon les besoins et la morphologie des danseurs, remplacer des pièces  fragiles par des pantalons pour les besoins de la chorégraphie. Pendant les essayages à  l’atelier, je demande systématiquement à chaque danseur de bouger dans le costume pour  vérifier qu’il est à l’aise. C’est différent de la mode à cet endroit, le vêtement n’est pas  standardisé, mais conçu sur mesure. 

Drift Wood Irme et Marne Van Opstal © Benoite Fanton

Comment s’est passé le travail avec les ateliers de l’Opéra ? 

J’ai beaucoup appris à leur contact. Leur travail est d’une telle qualité. C’est une chance pour  l’Opéra de disposer de ces ateliers, qui réunissent des savoir-faire d’une grande richesse et qui  sont des lieux d’échange et de dialogue entre le chorégraphe, les artistes et les créateurs  invités. Je suis extrêmement reconnaissant de cette opportunité offerte par la maison.  

Selon vous, quelle place le costume occupe-t-il dans la danse contemporaine ? 

Je dirais que, dans la danse contemporaine, le costume est avant tout au service de la vision du  chorégraphe. Contrairement à la mode, où le vêtement est mis en avant, il occupe une place  secondaire. Dans ce contexte, je me mets volontairement en retrait. Je veux que les  chorégraphes puissent m’exposer librement leur pensée et leurs attentes. 

La différence avec le classique est nette : dans la danse classique, le costume participe  explicitement du récit. On peut le moderniser, mais il doit toujours servir l’histoire, l’identification  du personnage et de son appartenance sociale. Le registre contemporain permet d’explorer  d’autres dimensions – politique, esthétique – d’ouvrir le champ des significations, de  questionner la place du corps dans la représentation, et notre idée de la beauté. Le costume  peut révéler le corps ou le déformer, le couvrir totalement ou le laisser nu. Il peut même devenir  un moteur créatif à part entière, comme dans le ballet Scénario de Merce Cunningham inspiré  d’une collection de la marque Comme des Garçons qui jouait sur la déformation des silhouettes. 

Ce qui caractérise le costume contemporain, c’est sa liberté. 

Cela étant dit, je compare souvent la danse classique au tailleur dans la mode, et le flou à la  danse contemporaine. Le passage par le premier est indispensable, pour se former à la mode  comme à la danse. Un bon danseur classique est un bon danseur contemporain. Il faut  connaître d’où l’on vient pour savoir où l’on peut aller. 

Photographie

Image de couverture et image 1: Alain Paul © Nathan Merchadier - OnP

Image de bannière et Image 2: Drift Wood Irme et Marne Van Opstal © Benoite Fanton - OnP

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