Comment votre parcours musical a-t-il commencé ?
Cela s’est fait de manière très naturelle, presque organique. Dans ma famille et dans l’environnement où j’ai grandi, il n’y avait pourtant pas de musiciens ou de personnes particulièrement attachées à l'art. Mais, dès mon plus jeune âge, j’ai été irrésistiblement attiré par la musique. J'ai commencé à chanter très tôt, dans une petite chorale à l’école quand j'en ai eu l'occasion, et cela répondait vraiment à une nécessité intérieure. De là m'est venu l'envie de poursuivre un apprentissage plus formel, d'étudier le solfège et le piano. J’ai rejoint un chœur d’enfants, avant d’intégrer un chœur mixte où je chantais aux côtés d’adultes. Et mes parents m’ont accompagné dans cette voie, quand bien même la musique n’était pas présente dans notre milieu.
Avez-vous des modèles ou des personnes qui ont influencé le chef d’orchestre que vous êtes devenu ?
Mon rapport à la musique était d'abord spontané, naturel. J’aimais le son, le chant, la sensation de la musique en moi, mais aussi le plaisir de la partager, que ce soit en chantant ou en jouant. Très tôt, j’ai découvert cette dimension collective en intégrant des chœurs et en faisant de la musique avec mes camarades au conservatoire.
C’est aussi à cette période que j’ai commencé à écouter des enregistrements, à explorer les répertoires des compositeurs. C'est très vite devenu une obsession : je voulais tout découvrir, tout écouter. J’achetais mes premiers disques et cassettes – avant l’ère du CD. L'une des première cassettes que j'ai acquise contenait un enregistrement du Requiem de Mozart, dirigé par Herbert von Karajan, et c'est une œuvre qui continue de me captiver aujourd’hui.
Parmi les figures marquantes qui m’ont influencé, il y a des personnalités comme Nikolaus Harnoncourt, John Gardiner, William Christie, ou encore Harry Christophers, le chef et fondateur du célèbre ensemble The Sixteen à Londres. Leur travail dans la musique historique a été une grande source d’inspiration.
J’ai aussi eu la chance de travailler aux côtés de Pierre Boulez lorsque j’étais étudiant. En tant qu’assistant, j’ai pu bénéficier de son savoir et de son exigence. Ce mentorat m’a beaucoup marqué. D’autres rencontres ont encore jalonné mon parcours, comme celle avec Daniel Barenboim, Simon Rattle et celle avec Gérard Mortier, qui est intervenue au moment où je découvrais l’opéra – à ce stade de ma carrière j’avais déjà dirigé des chœurs, des ensembles symphoniques et même du ballet, mais l’univers lyrique m’était encore relativement inconnu. Ce que Gérard Mortier a apporté ici, à l'Opéra de Paris, la vision qu'il portait, a eu une grande influence sur moi également.
Le chant a occupé une place importante dans votre formation de musicien. Comment influence-t-il votre pratique en tant que chef d’orchestre ?
Je ne serais pas le même artiste, ni la même personne, si je n’avais jamais chanté. C’est l’une des influences les plus profondes et marquantes de ma vie. Le chant façonne non seulement la relation à la musique, mais aussi la relation aux autres. Il apprend à écouter, à respecter, à collaborer autour d’un objectif commun et à se penser comme une partie d’un tout. Il permet de développer une véritable conscience du groupe, de mettre le partage au centre de l'expérience. C'est certainement dans l'opéra que se manifeste avec le plus de force cette synergie artistique. Chaque élément y est interdépendant, et prendre conscience de cela est essentiel.
Le chant m'a aussi évidemment enseigné l’importance de la respiration, du lien organique entre le corps et la musique, auquel je suis particulièrement attentif, même quand je dirige un orchestre symphonique. Toute musique, avec ou sans texte, repose finalement sur une forme de rhétorique, de gestuelle, indissociable de l’organisme vivant, de la structure dont elle émane. Faire l'expérience de cette connexion au travers de la voix reste le meilleur moyen de le comprendre. Les instruments ont presque d'ailleurs toujours été conçus de manière à se rapprocher de la voix humaine. On cherche toujours à reproduire son timbre, sa souplesse, sa manière de produire les sons. Car en fin de compte, la voix reste l’instrument le plus parfait.
Comment vous adaptez-vous à l’orchestre que vous dirigez ? Dans quelle mesure cela influence-t-il votre perception de l’œuvre et la vision que vous souhaitez transmettre ?
Tout au long de ma carrière, j’ai eu l’opportunité de diriger des orchestres aux quatre coins du monde – au Japon, aux États-Unis, en France, en Allemagne… D'une semaine à l'autre, je devais m’adapter à un nouvel ensemble, parfois dans un même répertoire. Mais c’est précisément ce qui rend mon métier passionnant.
Chaque formation artistique m'offre une nouvelle occasion de redécouvrir la musique, en tant que phénomène sonore, de recréer et de repenser les œuvres. L’interprétation dépend de nombreux facteurs : du groupe humain, des traditions et des habitudes artistiques, de la culture sonore propre à chaque pays et à l’orchestre lui-même. Ce sont autant d’éléments qui influencent le processus musical.
Bien sûr, j’aborde chaque œuvre avec une vision claire, des concepts bien définis. Mais jusqu’à la première rencontre avec l’orchestre, une part d'inconnu demeure. En amont, disons que l'on ne peut prendre que 40% des décisions. Le reste dépend de l'interaction directe avec les musiciens. C’est un véritable processus d’échange, un dialogue qui se construit en répétition.
Cela ne signifie pas que je renonce à mes principes ou à la vision initiale que j'ai d’une pièce, mais que l’orchestre m’offre une multitude d’opportunités et d’idées nouvelles. À ce niveau d’excellence, chaque musicien est un artiste à part entière, qui peut enrichir le processus de travail. C’est ce qui rend l’art infini : cette perpétuelle redécouverte, nourrie par l’intelligence collective et l’inspiration du moment.
Vous avez déjà dirigé la Tétralogie de Wagner. Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez dirigé l’une des quatre œuvres qui la composent ? Qu’avez-vous appris depuis ?
J’ai dirigé la Tétralogie au Teatro Real de Madrid, un moment clé dans ma carrière. Je serai amener à la diriger à Bayreuth notamment. Il s’est écoulé six ou sept ans depuis mes débuts avec Das Rheingold à Madrid. Cette période me semble immense : achever un cycle du Ring prend plusieurs années – quatre ans à Madrid –, ce qui laisse le temps d’assimiler pleinement cette œuvre d’une complexité exceptionnelle.
Depuis, la découverte d'autres répertoires et, plus largement, mon évolution personnelle et artistique modifient forcément ma perspective.
Aborder une telle œuvre va bien au-delà de la musique ou même de l’opéra. Le Ring touche à des questions essentielles, et il faut s'y être préparé à tous les niveaux, en tant que personne, en tant que musicien et chef d'orchestre. Pour moi, cette nouvelle production à l'Opéra de Paris est une forme de renaissance, l’occasion de reconstruire cette œuvre monumentale aux côtés d’une équipe formidable. C’est un nouveau départ, et c'est très excitant.
Comment la mise en scène de Calixto Bieito influencent-elles votre travail et votre manière de diriger ?
L’essentiel, selon moi, est que le metteur en scène soit quelqu’un qui travaille en profondeur la dramaturgie, l’aspect théâtral de l’œuvre.
Il n'y a rien de décoratif dans cette pièce, il n'y a aucune place pour l'ornement ou l'anecdote. Wagner s’éloignait à dessein de l’opéra tel qu’on le concevait à son époque pour proposer du théâtre à l’état pur, qui soit le fait de l’orchestration, de la narration et de l’interprétation vocale. Tout repose sur ces niveaux de lecture – dramaturgique, psychologique, émotionnel – et il faut que le metteur en scène puisse pleinement les saisir et les restituer avec intensité sur scène. Chaque mot, chaque scène, chaque dialogue doit être rendu avec la même puissance et la même profondeur que la musique, qui constitue le fil, le courant narratif principal auquel vient se mêler le chant. Il faut quelqu’un qui comprenne cette dynamique et qui donne à la scène toute sa force dramatique. Calixto Bieito travaille avec une intensité rare, en s’immergeant totalement dans l’histoire et le texte, à tous les niveaux.
Vous dirigez cette pièce de plus de deux heures sans interruption. Comment faites vous face à une telle exigence ?
Il faut maîtriser parfaitement la partition, connaître chaque détail du matériel musical, chaque nuance, chaque inflexion, les intégrer dans sa tête et dans son corps. Il faut bien sûr avoir l’habitude de ces pièces d'une grande intensité dramatique, faites de tensions. C’est après s'être attardé sur chaque moment, après avoir travaillé chaque mot, chaque couleur, que l’on parvient chaque soir à ériger l’ensemble comme un véritable monument, en suivant le flux dramaturgique du discours musical. L'exigence est indéniablement physique, mais elle est avant tout d'ordre mental, parce qu'il ne faut pas perdre de vue le point que l'on doit atteindre. C’est crucial dans le cas de Wagner : il faut résister à la tentation de s’arrêter pour apprécier la beauté d’un instant, sa richesse orchestrale, sa qualité de timbre, l’harmonie ou la pureté du chant. Il faut toujours penser à la suite des événements, à la destination. Cette projection constante est essentielle pour maintenir la fluidité du discours, au fil d’une œuvre de près de 2h30 sans interruption. C'est là que s'opère le miracle de Wagner, lorsque l’on parvient à maintenir cette fluidité.
Das Rheingold introduit divers thèmes et leitmotivs qui se développent davantage dans les chapitres suivants. Comment gérer une telle densité ? Pensez-vous aux prochaines pièces en dirigeant le prologue ?
Quand j'ai commencé la direction du Ring à Madrid, je n'avais dirigé à ce moment que Das Rheingold et pas les autres parties de l’œuvre, Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung. Ma vision était plus limitée. Aujourd'hui elle est beaucoup plus claire. J'ai désormais une vue d'ensemble de l’œuvre, ce qui renforce ma compréhension du rôle de Das Rheingold en tant que prologue. Cela peut sembler surprenant de qualifier une pièce de 2h30 de « prologue ». Das Rheingold est une œuvre d’une richesse exceptionnelle, tant du point de vue musical que du point de vue de l'histoire. Ce qui en fait un véritable prologue, c’est la vitesse avec laquelle l’œuvre nous transmet des informations et nous plonge dans un univers, notamment aux travers des motifs, qui sont présentés de manière très marquante, et qui pour certains d’entre eux réapparaîtront parfois dix ou douze heures plus tard.
Avoir une vue d'ensemble permet de donner à chaque moment la juste importance dans la présentation des leitmotivs.
Le 25 janvier, des jeunes de 18 à 28 ans ont assisté à la représentation de Das Rheingold. Certains d'entre eux ont peut-être découvert l’œuvre pour la première fois. Qu’en pensez-vous et qu’aimeriez-vous qu’ils retiennent de cette expérience ?
Je voudrais les choquer, mais je pense que cela se produira naturellement. Peu importe s'il s'agit de leur première rencontre avec Wagner ou même de leur première expérience à l’opéra, je crois que tous seront frappés par la puissance de son œuvre. Wagner est une icône culturelle, connue de tous, même de ceux qui n’ont jamais écouté sa musique. Tout le monde en a une idée. Il arrive que certains l'associe à quelque chose de grave, de sombre ou d'intellectuel, ce qui peut rebuter ou créer une distance. Mais Wagner est indéniablement une figure familière, tant il a influencé la culture occidentale. Même si l'on ne parvenait pas à comprendre l’histoire, à repérer les leitmotivs, la force de son message et de son art demeurerait.
Selon mon expérience, avec des pièces comme Siegfried ou Götterdämmerung, même des spectateurs qui ne comprennent pas totalement l’intrigue sont fascinés. Et les cinq heures que dure la pièce n'importent plus. Je suis certain que ce jeune public sera profondément marqué par Das Rheingold, qui est peut-être la pièce la plus dynamique de l’ensemble de la Tétralogie. C’est une œuvre extrêmement fluide qui ne comporte aucun moment de pause, aussi captivante et intense qu’un film. J’ai hâte de voir comment ce public réagira. J’espère que cette expérience marquera les esprits et qu’il y aura encore plus de wagnériens pour la suite de la Tétralogie !
Photographie : © Javier Salas and Getty - Europa Press Entertainment