La musique

Dans ce voyage musical étrange et haletant, Daniel Barenboim et l’Orchestre de Bayreuth transcendent l'épopée cosmogonique de Wagner et en restituent tout le discours avec limpidité et puissance.

L'essentiel
  • Un incontournable de l’histoire de l’art lyrique et l’opus de la Tétralogie le plus immédiatement accessible en raison de son invention mélodique et de son lyrisme prégnant. 
  • Une interprétation du mythe, axée sur l’impact de la technologie sur les sociétés humaines et sur l’environnement, qui entre en résonance avec les grandes problématiques d’aujourd’hui. 
  • Une superbe distribution wagnérienne, emmenée par Stanislas de Barbeyrac, Elza Van Den Heever et Tamara Wilson. 

L’argument 

Le géant Fafner, métamorphosé en dragon, garde l’or que Wotan a dû lui verser à titre de salaire pour la construction du palais des dieux. Craignant que le nain Alberich ne s’empare à nouveau de l’anneau du pouvoir, et ne pouvant le récupérer lui-même sans aller contre les lois selon lesquelles il a ordonné le chaos du monde, Wotan élabore une double stratégie pour conserver sa domination. Avec Erda et d’autres femmes, il engendre neuf filles, les Walkyries, sommées de former une armée pour contrer celle d’Alberich. De plus, Wotan engendre « en amour libre » les jumeaux Siegmund et Sieglinde, qu’il fait élever séparément, en espérant faire du fils un « héros libre », capable d’arracher l’anneau à Fafner de son propre gré. Mais poussés l’un vers l’autre par la force des choses, le frère et la sœur s’unissent après s’être pourtant reconnus et en dépit du contrat qui attache déjà Sieglinde au terrible Hunding. Cet amour incestueux et adultère déclenche la colère de la déesse du mariage qui met au jour les contradictions de Wotan : son fils n’est qu’une marionnette entre ses mains et non l’affranchi qu’il s’imagine. Un héros capable d’accomplir son désir naîtra pourtant des amours de Siegmund et Sieglinde, grâce à la protection offerte par Brünnhilde. Désobéissant à son père, en pensant exécuter la pensée secrète qu’il lui confiait plus tôt, Brünnhilde est déchue de sa divinité et vouée à appartenir au premier mortel qui l’éveillera du sommeil par lequel on la condamne. Mais, rattrapé par sa tendresse pour sa fille, le dieu des dieux adoucit sa sentence et protège d’un cercle de flammes celle par qui la régénération du monde adviendra en dernier lieu.  

L’héritage 

Grand absent de L’Or du Rhin, l’amour est au cœur de La Walkyrie et des héros qui y sont introduits. Après les transactions froides, la convoitise jalouse et le cynisme calculateur des acteurs du prologue, il est ce « purement humain » qui inspire à Wagner des duos où se manifestent autant d’extase, de colère et d’intensité que de douceur et de délicatesse. Sous son empire, et celui de Mathilde Wesendonck, la muse de Tristan, le compositeur se laisse aller à des passages de pur lyrisme, où le chant retrouve son ampleur mélodique. C’est le cas dans le lied solitaire de Siegmund ou dans son hymne au printemps, quand l’orchestre fait succéder à la tempête du prélude la vision d’une nature frémissante, en plein éveil, reprenant à son compte le topos romantique du paysage-état d’âme pour suggérer l’émoi du frère et de la sœur. En faisant du couple incestueux l’affirmation la plus radicale de la force du sentiment, en dépit des interdits de la loi, la première journée de L’Anneau du Nibelung informe sur la polarisation structurelle de la cosmogonie wagnérienne. Parce que l’amour est dépassement de soi, affranchissement des limites du moi dans la communion avec l’autre et le grand tout de l’univers, le mage romantique y fonde ses espoirs de régénération utopique, d’émancipation à l’égard des tutelles qui aggravent la séparation entre les êtres et les arrachent à eux-mêmes dans la soumission à un ordre inique. Dans ce printemps où éclot la passion, Wagner fait ainsi couver le feu de la révolution à venir, qui embrasera jusqu’au domaine des dieux, en commençant par la froide Brünnhilde. Là encore, l’évolution de l’écriture vocale rend perceptible l’éveil affectif et l’autonomisation de la volonté du personnage, du duo de l’acte 2 – point de bascule essentiel dans la Tétralogie –, où sa présence motive davantage la confidence de Wotan, au silence de l’orchestre qui accompagne son grand chant a cappella au début de la scène finale, à l’approche de sa destitution et des adieux bouleversants que compose Wagner pour le père et la fille. Mais la puissance des voix ne compromet pas le travail souterrain de l’orchestre, qui éclaire la chaîne de causalité (l’ascendance divine de Siegmund avec le motif du Walhalla, par exemple) et qui creuse avec toujours plus d’intuition les non-dits de la narration (le motif des amants incestueux étiré pour suggérer la complexité de la relation entre Brünnhilde et Wotan notamment). Un rôle tenu par une centaine de musiciens qui ne cessent de souffler de leur sublime abîme la pensée intime de l’œuvre et du démiurge Wagner. 

Le parti pris 

Calixto Bieito déploie sa vision de la Tétralogie dans un monde militarisé en lutte sur tous les fronts, « nucléaire, bactériologique, mental et neuronal », un monde engagé dans une « guerre des données, des algorithmes et du contrôle ». Le metteur en scène met à nu la violence des rapports de domination, divins ou humains, en portant une attention particulière aux corps et à la direction des chanteurs. Sans complaisance, le traitement réservé aux divinités du Walhalla fait la part belle au grotesque, comme pour fournir la preuve d’une puissance dépassée et suggérer leur obsolescence programmée. La grandeur tragique appartient en plein à Siegmund et Sieglinde, les « derniers corps chauds dans un monde de lois abstraites », les seuls doués d’une gestuelle particulièrement vivante et contrastée, exaltée ou pitoyable, indissociable des plaisirs, des souffrances et des révoltes qui font le genre humain. À l’inverse, se trouvent les corps automatisés, productifs, des walkyries. Celles-là sont « des machines de guerre, des ramasseuses de cadavres, des exécutrices inconditionnelles qui ne posent pas de questions ». De favorite abusée à rebelle visionnaire en passant par la mercenaire placide, Brünnhilde bénéficie d’un traitement tout différent qui rend compte de son émancipation, de son accès à la conscience éthique et au statut de sujet. 

Au cœur de la production 

Dans le prolongement dystopique du prologue, le Walhalla‑Big Data de Wotan étend son réseau métallique sur la terre des hommes, dès lors pris au piège de sa structure labyrinthique. Des projections y percent des fenêtres cauchemardesques, des visions traumatiques ou prophétiques, en écho aux suggestions de l’orchestre, qui témoignent de l’emballement des systèmes et des mémoires, leur difficulté à produire du sens, de la liberté et de la justice malgré la somme des savoirs accumulés.  

PREMIÈRE JOURNÉE EN TROIS ACTES DU FESTIVAL SCÉNIQUE L’ANNEAU DU NIBELUNG, 1870

En langue allemande

Mise en scène

CALIXTO BIEITO

Nouveau spectacle

Direction Musicale

PABLO HERAS-CASADO

Distribution

STANISLAS DE BARBEYRAC

SIEGMUND

IAIN PATERSON

WOTAN

GÜNTHER GROISSBÖCK

HUNDING

ELZA VAN DEN HEEVER

SIEGLINDE

TAMARA WILSON

BRÜNNHILDE

EVE-MAUD HUBEAUX

FRICKA

Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris

4h45 avec 2 entractes

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